Jeanne Damas aime à le rappeler : Rouje est une histoire de femmes. Des chemins qui se croisent, des dialogues qui inspirent, des idées qui restent. Au fil de ces portraits, elle donne la parole aux figures féminines dont le parcours l’interpelle. Aujourd’hui, elle rencontre Sara Kontar, artiste et photographe Syrienne vivant à Paris. L’occasion de découvrir le travail de Sara, sa nécessité de création après l’exil et son collectif Eyes From Syria.

Bonjour Sara ! J’ai aperçu une photo de toi et ton frère Ahmad au festival de Hyères. Dessus, j’ai reconnu Ahmad que j’avais déjà croisé à quelques défilés, avant d’être intriguée par ton travail. En découvrant tes photos, j’ai appris que vous aviez quitté la Syrie à cause de la guerre, que vous étiez arrivés en France en 2016. Tu es née là-bas ?

Non, j’ai passé toute mon enfance en Syrie mais mon père travaillait en Libye à l’époque donc je suis née là-bas. Je n’ai pas de souvenirs de la Libye, j’ai vécu en Syrie de mes 5 à mes 19 ans. La Syrie, jusqu’en 2011, était un pays incroyable. Pas à tous les niveaux, bien sûr, mais le pays, les gens, la vie, tout était beau - avec beaucoup d’amour, de chaleur. J’ai adoré mon enfance, je me trouve très chanceuse d’avoir grandi dans une petite ville entourée de nature, avec un père architecte et une mère psychanaliste.

Tu faisais déjà de la photo à cette époque ?

Pas encore. J’ai toujours été amoureuse de la photo, mais je n’ai eu un appareil que tardivement. On n’avait pas forcément les moyens, ou ce n’était pas courant dans la famille. Quand j’avais 10 ans, on a croisé une amie de ma tante. Elle avait un minuscule appareil photo à fleurs roses alors évidemment j’étais captivée. Ça m’a suivi : j’étais attirée par l’objet, par la pratique.

On a grandi dans une époque sans smartphone, où l’appareil photo était encore un objet beaucoup plus dissocié de nos quotidiens.

Exactement ! J’ai commencé la photo en arrivant à Paris. J’étudiais aux Arts déco, une fille de mon école vendait son appareil, un Nikon fm2.

En entrant aux Arts Décoratifs, tu avais déjà une forme de pratique artistique ?

Oui, en Syrie déjà j’aimais beaucoup dessiner. J’ai pris quelques cours dans des centres culturels, je voulais faire des études d’art. Mais là-bas, j’ai grandi dans l’idée que pour faire sa vie il fallait être médecin, architecte ou ingénieur… Un “vrai” métier, car le monde de l’art n’est pas aussi présent. J’ai fait de l’architecture mais ça me correspondait moins.

Trop théorique ?

Oui, et je suis attirée par l’image plus que par les volumes, j’aime les histoires, raconter des choses, rencontrer des gens. La pratique était intéressante, mais pas forcément pour moi. Ensuite, ma mère est partie en France la première, après ma première année d’architecture. Avant la guerre, ils organisaient des échanges de psychologues entre la France et la Syrie. Elle a eu l’opportunité de partir avec deux autres femmes et a décidé de rester. Elle voulait aussi quitter mon père. Finalement, nous avons quitté la Syrie six mois plus tard.

Comment vous êtes arrivés ?

C’était compliqué de partir. Les démarches de demande de visa touristique ou de demandes d’asile sont dangereuses. On était à Damas, j’étais séparée de mon jumeau Ahmad pour la première fois. Nous sommes très liés. Nous sommes arrivés dans le monde ensemble, commencé nos études ensemble, nous avons quitté la Syrie ensemble. Toutes les grandes étapes de ma vie se sont faites à deux. J’ai énormément de chance de l’avoir dans ma vie car je ne me suis jamais sentie seule. Donc à l’époque, la guerre avait commencé, on était habitués aux bombardements. Ce qui me faisait peur, c’est qu’à la fac on étudiait sans savoir ce qu’on ferait de nos diplômes. Aucun rêve, aucun futur. On est fin 2015, ma mère est déjà en France, et une loi annonce la fermeture des frontières entre Turquie et Syrie. La situation devenait dangereuse, on n’avait plus le choix. Partir était risqué, mais pas autant que rester. J’ai rappelé Ahmad, on est partis en Turquie une semaine avant la fermeture des frontières. Ensuite, on était perdus, en contact avec des passeurs. On a mis quelques semaines à rejoindre une île Grecque, puis aller d’Athènes à Paris. On était suivis par la Croix Rouge, l’armée et la police, plus ou moins sympa d’un pays à l’autre. On a pu retrouver notre mère et c’était incroyable.

Est-ce que la vie que tu as trouvée ici correspondait à ce que tu imaginais ?

Pas du tout, j’avais évidemment la tête pleine de clichés (rires) sur l’Europe. Un mélange entre des films américains, une vie fantasmée en France. J’aime ce que j’ai trouvé ici, mais c’est autre chose !

Une fois que tu as retrouvé ta mère, vous avez emménagé ensemble ?

Oui, les retrouvailles étaient géniales. Je ne connaissais personne à Paris, j’ai rencontré quelques syriens, puis des associations. c’était important d’échanger avec des personnes qui ont vécu les mêmes expériences et d’apprendre le français rapidement. Ça été une grande compétition avec Ahmad pour voir qui parlerait français le plus vite. L’un apprenait une chanson par coeur, l’autre en apprenait trois.

Alors, qui a gagné ?

Ça dépend, il est très fort pour les expressions. Finalement on parle tous les trois plutôt bien. On a demandé l’asile en France, sans difficultés, puis j’ai pu étudier le français à la Sorbonne. J’ai découvert les Arts Déco qui ouvraient un programme spécial pour les réfugiés. J’ai fait les concours, l’année suivante, j’étais étudiante aux Art Déco, après avoir montré un projet avec des photos à l’iphone et des dessins au crayon. J’ai senti le décalage avec les autres étudiants, j’avais tellement de choses à rattraper ! J’ai acheté un appareil photo et profité du labo de l’école pour développer mes pellicules et faire mes tirages. J’ai commencé et je n’ai pas pu m’arrêter.

Tu as déjà exposé ?

J’ai fait des expositions collectives, montré mon travail à travers des associations, des collaborations entre des musées et l’école. En mai dernier, lors du dernier confinement, j’ai organisé un projet avec un ami. L’ambiance était vraiment prudente mais festive, on a contacté des proches, fait jouer des musiciens, invité des artistes. J’aimerais continuer dans cette voie, à organiser des événements vivants, qui bougent.

Tu parlais de l’absence de perspectives en Syrie. C’est un sentiment qui t’a quitté en arrivant ici ?

Bien sûr, ce qui me donne de l’espoir c’est aussi les autres syriens rencontrés en France. Ils sont plein d’amour, de motivation, d’envie de vivre. Ils s’organisent en collectif, en festivals comme “Syrien n’est fait”, avec des conférences, de la musique. Cette force me porte !

Tu sens que ton histoire inspire ton travail, que les deux sont liés ?

Oui tout à fait, mon art me fait vivre, survivre à des situations que j’ai pu traverser. C’est un soulagement. Mon travail est sombre alors que ma personnalité pas du tout, donc je pense que la photo me permet d’avancer. L’art exprime ce que la psychanalise n’a pas réussi à faire sortir. Quand on met un bout de soi dans l’oeuvre, c’est bien de le partager. Mais c’est aussi difficile de mettre des mots dessus !

J’ai trouvé ta série "Bodies on a rock" très puissante, qu’est-ce qu’elle explore pour toi ?

Elle résonne avec "Inaccessible homes" et "Erased faces", deux autres séries. Trois sentiments autour de l’identité et de ses troubles, de l’exil aussi. C’est un travail très personnel autour de l’effacement de soi à travers le visage, du flou qui se crée. Ça parle aussi d’ancrage, de retrouver sa terre, sa maison. Donc c’est évidemment lié à mon histoire, au fait de repartir de zéro avec une nouvelle langue et une nouvelle culture, sans avoir les mêmes repères. Au final, l’histoire que j’ai vécue fait partie de mon identité, je ne me considère pas comme une victime. Paris m’a changée, je suis plus libre et moins timide. Pour moi, Paris n’est pas une ville qui a les bras ouverts, c’est des portes fermées qu’il faut ouvrir soi-même, aller toquer.

Je vois ce que tu veux dire. Tu as aussi monté un collectif, Eyes from Syria ?

Oui, depuis l’an dernier. J’ai commencé à davantage oser présenter mon travail, me présenter en tant que photographe aussi. J’ai rencontré différents photographes Syriens. Comme là-bas, le sujet est considéré comme amateur, ou moins pris au sérieux qu’ici, j’ai eu l’envie de construire une plateforme qui encourage les gens, là-bas, ici, partout. J’ai rencontré une fille qui fait des photos incroyables avec un vieux téléphone, mais on sent une richesse incroyable derrière ce qu’elle fait. Sans le collectif, personne n’aurait reconnu son travail, encouragé son talent. Je voulais aussi créer des archives, des photos du quotidien de la Syrie.

J’imagine qu’il y avait une grande frustration pour toi de ne pas avoir eu d’appareil photo à l’époque ?

Tu n’imagines pas, j’y pense tous les jours. Un jour, j’aimerais y retourner, j’ai plein de projets. Pour l’heure ce n’est pas possible, mais ça me donne de l’espoir. Et d’ici-là, je partage avec ceux qui sont sur place. J’ai aussi envie de faire un livre qui mêlerait photos et paroles, des expositions, laisser une trace…

Rendez-vous sur @_.sarako._
Crédits :
Photos par Jeanne Damas
Video par Nicole Lily Rose

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