Jeanne Damas aime à le rappeler : Rouje est une histoire de femmes. Des chemins qui se croisent, des dialogues qui inspirent, des idées qui restent. Au fil de ces portraits, elle donne la parole aux figures féminines dont le parcours l’interpelle. Aujourd’hui, elle rencontre la réalisatrice Frankie Wallach, dont le 1er film ‘Trop d’Amour’ retrace l’histoire de sa famille, et notamment de sa grand-mère Julia Wallach.
Je suis tombée sur un contenu à propos du film que tu as réalisé, « Trop d’amour ». On t’y voit, toi et ta grand-mère. Finalement j’ai passé la soirée à regarder vos témoignages, hyper émue. J’étais sûre de vouloir voir le film à sa sortie et je l’ai adoré. Comment t’est venue l’idée de le faire ? En le regardant, on dirait que tu filmes ta grand-mère depuis toujours.
C’est le cas, et elle a naturellement ce côté un peu actrice. J’ai débuté par un court-métrage, puis j’ai commencé à filmer mon père… Et j’ai reçu plein de messages, on m’a dit qu’il était à mourir de rire. Elle a fini par avoir 94 ans et j’ai eu un choc : il fallait que je l’immortalise à travers un film. Je pensais faire un court métrage familial à garder pour moi, puis la comédienne Agnès Hurstel est arrivée dans le projet et a co-écrit avec moi, tout s’est enchaîné. J’ai écrit le rôle de mon père en pensant le faire jouer par quelqu’un d’autre, il a finalement passé cinq castings, il voulait vraiment être pris dans son propre rôle !
Ta grand-mère voulait incarner son rôle, il n’a jamais été question de la faire jouer par une autre actrice ?
Elle me suit toujours sans poser de question, qu’il s’agisse du film ou de faire signer un livre. Je suis son agent en fait (rire).
C’est tout à fait ça ! Le format est intéressant car il mêle documentaire et fiction. Tu n’avais pas envie de choisir entre l’un ou l’autre ?
En tant que spectatrice, j’aime croire aux films. C’est en ça que les films de Maïwenn, notamment Pardonnez-moi, m’ont vraiment marquée. De Pialat à Kechiche, j’aimais ce schéma-là. J’ai ramené de la fiction par peur du côté télé-réalité, pour me protéger et aller où je voulais. Je voulais de l’iPhone pour amener du réel et de l’intimité. Et puis la caméra VHS de Maïwenn, ce n’est plus du tout d’aujourd’hui ! L’iPhone permettait aussi de calmer mon côté control freak, car il y avait en permanence plusieurs personnes qui filmaient et aucun plan ne risquait d’être perdu. Ce regard en plus était précieux pour tout capturer des improvisations.

Comment as-tu réussi à embarquer l’équipe dans ce projet si personnel ? Tu as pu exprimer ta vision aussi clairement que tu le souhaitais ?
Agnès a tout compris dès le départ. En général, on écrivait le début et la fin d’une séquence, avec la possibilité de partir dans tous les sens entre les deux. Parfois, on recentrait, parfois on a eu des miracles.
Vous avez dû avoir des centaines d’heures de rushs…
Mon monteur Thibaut Damade allait me tuer (rires), on a dû embaucher du monde pour le montage, et surtout faire des choix car on ne pouvait pas tout garder. Pour revenir à ta question, le casting et la sélection de l’équipe technique ont duré longtemps car on ne voulait travailler qu’avec des gens qui comprenaient l’énergie du film. On ne voulait pas de maquillage, pas de lumières, pas de « silence, action, ça tourne » qui auraient pu figer les comédiens amateurs. Ma grand-mère ne se rendait pas compte de quand on tournait ou non. Ce processus a été compliqué à installer, mais quand tout le monde était dedans, c’est allé très vite on a eu un véritable travail collectif.

On le sent dans le film. L’un des points centraux est cet héritage autour de la Shoah. On sent de l’amour, de la vie, mais également le parcours de survivante de ta grand-mère fait aussi partie de votre histoire : comment avez-vous construit votre identité avec ça ?
Quand on grandit en étant fils ou fille de déporté, comme mon père, on est complètement baigné là-dedans. Ma grand-mère peut vous en parler en vous disant bonjour. Chez certains ça peut être tabou, chez nous elle a d’ailleurs mis trente ans à en parler. Mais après on ne l’arrêtait plus, donc j’ai grandi avec ce récit en toile de fond. Il finit par faire partie de toi sans que tu ne t’en rendes compte. Du coup je n’ai pas le souvenir d’en avoir parlé tant que ça à l’école.
Tes sœurs ont le même rapport que toi avec ce sujet ?
Non, on l’a chacune appréhendé de notre manière, je m’en suis rendu compte pendant le film. J’avais besoin d’explorer ce point de notre histoire, là où mes soeurs ne se posaient pas autant la question. Il y a aussi le fait que ma grand-mère se reconnaisse beaucoup en moi qui nous lie. Et moi j’adore sa force, j’aimerais être comme elle plus tard ! Ma psy me dit que comme ma famille l’a vécu, je l’ai vécu aussi.
On dit souvent que ces événements se vivent aussi par ricochet.
Oui mais pourtant je me dis que je n’ai pas de légitimité, puisque je n’ai pas vécu cette histoire concrètement.

Comment t’es-tu lancée ?
J’étais comédienne, je savais comment se passait un tournage, donc l’inconnue n’était pas totale. Mais aujourd’hui je prépare un autre film et je ne sais toujours pas comment j’ai fait le premier ! À mon avis, il y avait une urgence de vie entre l’âge de ma grand-mère et Agnès qui était réellement enceinte. Elle a accouché trois semaines après la fin du tournage. J’ai fait un financement participatif et 250 personnes ont participé, ça m’a donné de la force et de l’énergie, suffisamment pour que j’y aille sans me poser de question ! Je me suis retrouvée sur le plateau et c’était évident.
Et en visionnant le film après coup, tu étais contente du résultat ?
Ouh la, non ! C’est mon bébé certes, mais j’ai changé et amélioré plein de choses. Le 1er montage a été mis de côté, j’ai tout rangé, les cinémas étaient fermés à cause du confinement. Quand j’ai revu le film, j’ai détesté. J’étais frustrée de ne pas être allée au bout de mon idée. Mes amis m’ont conseillé de me poser, de retrouver les rushs, de repartir en montage et ça m’a sauvée. Avec du recul, tout était mieux.

Comment le film a-t-il été accueilli une fois retravaillé ?
Bien ! J’ai pu le montrer à ma famille. Tout le monde l’a bien pris, alors que ça restait une lecture assez personnelle de notre histoire et pas forcément une vérité. Ma grand-mère n’a pas trop compris au début, elle ne retrouvait pas toutes les scènes, puis elle a réalisé lors d’autres projections en festival. Les gens étaient débout, l’applaudissaient, elle s’est pris une vraie claque. Elle était hyper émue, et le public comme la presse ont aimé également. C’était une vraie bataille car il n’y avait aucune tête d’affiche ! On n’a pas pu le sortir en salles car ça nous aurait emmené en mars 2022 et pour ma grand-mère, les années passaient. Brusquement j’ai imaginé une promo sans elle et ça tournait au cauchemar, le film n’existait que si elle était vivante et là avec moi pour le défendre. Ce film est là pour éloigner la mort donc ce n’était pas possible autrement. Canal a accepté de le diffuser !
Oui j’imagine que c’est une grande visibilité. En tous cas je recommande à tout le monde de le voir, c’est vraiment un film précieux et lumineux. J’attends le 2ème avec impatience ! Qu’est-ce que tu prépares pour la suite ?
J’ai aussi envie de continuer en tant que comédienne et je prépare aussi mon 2e long-métrage. Je suis en train de l’écrire… Avec un peu de pression !
Rendez-vous sur @frankiedoubleyu
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Crédits :
Photos par Jeanne Damas
Video par Nicole Lily Rose
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