Découvrez avec Jeanne Damas le travail de l'artiste français pluridisciplinaire Raphaël Barontini dans son atelier à Saint-Denis. Raphaël a récemment investi le Panthéon avec une installation commémorant les héros de l'abolition de l'esclavage et travaille actuellement sur sa prochaine exposition au Palais de Tokyo.
INTERVIEW
JD : J'ai lu que tu avais commencé par la musique. Qu’est-ce qui t’a ensuite amené à la peinture ? Est-ce que l'art était déjà présent dans ta famille ?
RB : Oui, je pense que j'ai eu de la chance car mes deux parents étaient très ouverts culturellement, ils lisaient beaucoup, ils écoutaient de la musique et cette ambiance m'a sans doute ouvert l'esprit et m'a encouragé à faire des études artistiques. J'ai grandi à Saint-Denis, en cité, là où être artiste n'est pas forcément la première idée qui vient en tête quand on pense à ses études.
JD : Après, qu'est-ce que ça veut dire être artiste ?
RB : Exactement, j'avais d'abord plutôt une attirance pour la musique, je faisais des percussions et je jouais dans un groupe de carnaval. À l’époque je n’imaginais pas vraiment qu’est ce qu’étais une carrière artistique.
JD : Ton père est musicien, c'est ça ?
RB : Il était prof au lycée et faisait de la musique à côté. La musique étant sa passion et il a créé un festival qui s'appelle « Sons d'hiver », qu'il a dirigé pendant 25 ans. Donc la musique était très présente dans ma vie. J'allais à des concerts, j'étais en backstage dès mon plus jeune âge, ça m'a donné aussi l'idée d'avoir une potentielle carrière artistique. Le switch s’est fait au lycée, où une prof m'a conseillée d'essayer de rentrer dans une école d'art. Je m'étais plutôt dit que j'allais peut-être être prof, j'adorais l'histoire, mais je ne pensais pas vraiment qu'une carrière en tant qu'artiste était possible.
"Je m'intéresse à l'histoire de la peinture, l'histoire de la représentation. C'est la raison pour laquelle il y a autant de figures et de portrait dans mon travail : pour tout ce que ça veut dire historiquement."
Raphaël BARONTINI
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Vue de l'atelier
Cape Toussaint Bréda Impression
sérigraphique et numérique sur tissus
et Bannière Louis Delgrès peinture
acrylique et sérigraphie sur toile 240 x 165 cm
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Raphaël Barontini avec Jeanne Damas
et Dobby dans l'atelier de l'artiste
JD : C'est génial de croiser la route de profs aussi encourageants. Comment se créent les spécialisations aux Beaux-Arts ? Tu étudies plein de disciplines différentes, sculpture, dessin etc, ou tu choisis un art dès le début ?
RB : Les Beaux-Arts de Paris ont un fonctionnement assez unique. Il y a à peu près 25 ateliers dirigés par des artistes professionnels. Les choix se font en fonction de la sensibilité de chacun, qui va vers tel prof ou tel artiste. De mon côté j’avais vraiment un ADN de peintre, j'adorais les techniques d’impressions et notamment la sérigraphie que je pratiquais depuis longtemps. J’ai su très vite que je voulais être dans un atelier de peintre.
JD : Pourtant on ne pense pas tout de suite à la peinture
quand on voit ton travail.
RB : Oui parce qu'il est très pluridisciplinaire. À l’origine, je m'intéresse à l'histoire de la peinture, l'histoire de la représentation. C'est la raison pour laquelle il y a autant de figures et de portrait dans mon travail : pour tout ce que ça veut dire historiquement.
JD : Comment ce projet pour le Panthéon est venu à toi ?
RB : J'avais depuis plusieurs années commencé une série de portraits qui reprenait des figures caribéennes assez méconnues en France, dans l'hexagone, qui avaient combattu l'esclavage. Il y avait aussi des personnalités métisses qui avaient eu une vie et une certaine reconnaissance ici à Paris au XVIIIe siècle. Ça allait du chevalier Saint-Georges, un grand compositeur, mais aussi épéiste, et professeur de clavecin de Marie-Antoinette, à Guillaume Guillon de Léthière, un grand peintre qui reste méconnu aujourd'hui. Il s’agit souvent de profils avec un père européen, planteur ou haut-fonctionnaire de la France aux Antilles. Ils pouvaient être amenés à faire des études militaires ou artistiques à Paris. Mon idée était de faire revivre ces figures.
Le Centre des Monuments Nationaux m’a invité à imaginer une exposition reprenant ces figures abolitionnistes et résistantes au sein d’un monument si symbolique pour l’Histoire de France, que le Panthéon.
"À ma sortie de l'école des Beaux-Arts, le travail est devenu multidisciplinaire, j’ai commencé à faire du textile en très grand format, un peu comme des patchwork ou collage où sérigraphie sur tissus, teintures et impressions digitales se mêlaient."
Raphaël BARONTINI
JD : Un ami qui a fait les Beaux-Arts me disait que les profs répétaient l’importance d’un message fort dans le travail, au-delà de l’esthétique.
RB : Moi, c'était presque le contraire. Bizarrement, j'ai ressenti plutôt une sorte de désintérêt sur ces questionnements un peu politiques et historiques quand j'étais aux Beaux-Arts.
JD : Tu avais envie que ça vienne de toi ?
RB : Oui, c'est ça. À la fin de mes études aux Beaux-Arts, j'ai fait un an à New York, au Hunter College, où j'ai découvert les scènes d'artistes afro-américains, qui étaient montrées dans les musées alors qu'en France c'était moins le cas à l'époque. Je me suis dit qu'il me fallait continuer cette trajectoire, penser à ce que j'avais envie de dire, de transmettre. Aux Beaux-Arts c'était très “peinture-peinture”, puis j'ai eu un petit glissement au moment de mon diplôme où j'ai commencé à travailler aussi sur du textile. À ma sortie de l'école des Beaux-Arts, le travail est devenu multidisciplinaire, j’ai commencé à faire du textile en très grand format, un peu comme des patchwork ou collage où sérigraphie sur tissus, teintures et impressions digitales se mêlaient.
JD : Quel type de support utilises-tu ? Du tissu ?
RB : Oui, la base est un tissu imprimé en digital. Ce fond est une photo d'un fond abstrait que je fais d’abord en peinture. Ensuite je colle des éléments figuratifs qui sont sérigraphiés sur vinyle, dont j’aime le côté brillant. Comme le tissu est très lisse, les prints sont assez précis, je thermocolle, je couds, il y a plein de techniques différentes appliquées sur chaque pièce.
JD : Tu as appris à travailler avec du textile seul ou pendant tes études ?
RB : C'était vraiment en autodidacte. J'ai fait mes premiers mouvements de machine à coudre sur une machine familiale avec des coutures vraiment pourries, dont je ne suis plus très fier. Quand je retrouve des vieilles pièces, je me dis : “mon dieu, c'est une catastrophe”. Je me suis amélioré par la suite, notamment pendant le covid.
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Peinture Danseuse Créole peinture acrylique et sérigraphie sur toile 270 x 190 cm
et tenues en cuir Black Spartacus
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Selle d'équitation Pégase I & II
réalisée en cuir de crocodile
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Bannière Baoulé Dancer et Allure Saint Maurice
Impression sérigraphique et numérique sur cuir et tissus
JD : C'est venu au bout de combien de temps ?
RB : Je suis sorti de l'école en 2010. C'est entre 2010 et 2015 qu'il y a cet aspect de mon travail qui s’est développé.
JD : Donc ça fait presque 15 ans que tu explores cette démarche, elle est assez ancrée...
RB : Après, il y a un deuxième moment clé : quand je commence à faire des pièces portables. J'étais invité à faire une résidence avec les métiers d'art de LVMH à Singapour pendant six mois, qui finalement deviennent huit à cause du Covid. Je croise le savoir-faire des artisans de cette entreprise, spécialisés dans le traitement du cuir. L'artiste est invité à créer des pièces avec la méthodologie et les techniques des artisans. C'était super intéressant, un vrai dialogue entre créateurs. Être au contact d’artisans qui ont l'habitude de faire de l'accessoire de par leur savoir-faire et aussi la qualité matérielle du cuir m'a dirigé vers des pièces portables.
JD : Justement, en voyant toutes ces matières, les textiles que tu utilises, je me demandais quel était ton rapport à la mode ? Tu fais aussi des parades - est-ce que le sujet t'intéresse ?
RB : Ça m'intéresse. Je ne sais pas, j'ai peut-être une obsession pour le corps humain, sa présence. Je trouve juste que mes pièces picturales portables soient activées. Par exemple, récemment, j'ai imaginé une performance pour La Nuit Blanche à Paris avec des danseurs hip-hop professionnels et deux groupes de carnavals. Mon studio a créé 80 costumes.
JD : Trop bien.
RB : C'était génial de les voir vivre, se réveiller. J'aime bien les deux, j'aime bien quand les pièces portables deviennent des sculptures mais j'aime aussi quand elles sont en mouvement, qu'elles prennent vie.
JD : Le Panthéon, ça a été juste après la résidence ?
RB : Ça a été trois ans après. Il y a eu une grosse phase de conception. On a du faire des sketch-up en 3D,le projet était particulier car dans un monument, on ne pouvait quasiment rien toucher, rien accrocher.
JD : Ils ne font pas souvent de cartes blanches au Panthéon ?
RB : Non, c'est rare. Je crois que c'était la troisième fois. JR avait fait une grosse installation il y a plusieurs années. C'était une demande particulière du CMN d’imaginer un projet mémoriel sur l'histoire des luttes contre l'esclavage et sur son abolition grâce à une intervention contemporaine d’un artiste.
"L'idée était de mettre en avant des figures méconnues de la lutte contre l'esclavage. Je connais bien cette histoire, j'ai une partie de ma famille qui vient de Guadeloupe. J’ai voulu bouger un peu les curseurs en choisissant une majorité de femmes - elles sont nombreuses à avoir lutté contre l'esclavage à différents niveaux."
Raphaël BARONTINI
JD : Peux-tu résumer le message de l’exposition, pour ceux qui sont passés à côté ?
RB : L'expo s'appelait 'We Could Be Heroes'; l'idée était de mettre en avant des figures méconnues de la lutte contre l'esclavage. Je connais bien cette histoire, j'ai une partie de ma famille qui vient de Guadeloupe et je suis allé beaucoup aux Antilles quand j'étais plus jeune. Aux Antilles, c'est une histoire très présente, très forte, et très connue par les Antillais. Par contre dans l'hexagone, peu de gens sont vraiment au fait de ce qui s'est passé. J’ai voulu bouger un peu les curseurs en choisissant une majorité de femmes - elles sont nombreuses à avoir lutté contre l'esclavage à différents niveaux. Là c'est le portrait de Sanite Bélair, une des rares femmes gradées dans l'armée des insurgés Haïtienne. C'est une femme extrêmement forte.
JD : Tu la repeins à partir d'un portrait ?
RB : Oui, mon travail de peinture, toutes mes compositions, que ça soit dans les pièces textiles, dans les peintures, dans les bannières, vient de l'idée du patchwork. Je suis vraiment un collagiste et mon idée est de raconter une histoire grâce à l'addition de différents univers iconographiques. Je peux prendre des choses issues de l'histoire de la peinture classique comme des portraits de cour et puis toucher plutôt à de la statuaire l'antique avec des torses, des bustes. Dans le même temps, je vais aussi inclure de la photo. J'aime bien travailler à partir de photos, souvent vintages du début de la photographie, qui me permettent aussi de faire un pas de côté par rapport au côté contemporain de l'actualité. Pour des œuvres où je n'arrive pas à trouver les images, il m’arrive de faire poser des modèles. Pour toutes les œuvres du Panthéon j'ai travaillé avec les fonds photographiques du Quai Branly, une collection incroyable de 700 000 photographies qui retrace une grande partie de l'histoire de la colonisation. Ce qui m'intéressait, c'est de choisir des portraits de ces personnes qui étaient prises en photo sous la forme d'inventaire ethnographique où les gens ont un port altier assez fier, un regard puissant pour changer la symbolique de l'image.
JD : Tu penses que ça va faire bouger les choses au Panthéon ? Il y a Joséphine Baker depuis peu.
RB : Oui, il y a quand même un début au Panthéon. J'ai été surpris de voir que des personnages que j'avais prévus dans mon expo avaient déjà leurs inscriptions et plaques au Panthéon comme Louis Delgrès, par exemple. Un résistant Martiniquais, qui a été haut-gradé dans l'armée française, en charge de la Guadeloupe. Depuis plusieurs présidences, on voit une évolution à travers l'inscription de ces figures dans l’histoire nationale.
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Bannière Sanité Belair peinture acrylique et sérigraphie sur toile 240 x 165 cm
"Mon travail de peinture, toutes mes compositions, que ça soit dans les pièces textiles, dans les peintures, dans les bannières, vient de l'idée du patchwork. Je suis vraiment un collagiste et mon idée est de raconter une histoire grâce à l'addition de différents univers iconographiques."
Raphaël BARONTINI
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L'une de ses sources d'inspiration,
le travail de Romare Bearden
JD : Ton travail sera bientôt visible au Palais de Tokyo ?
RB : Exactement, c'est le gros projet qui m'anime depuis plusieurs mois. L’exposition ouvre le 20 février. C'est un mélange d'œuvres existantes et de pièces que je suis en train de créer. Ce qui est drôle c'est que je suis dans un moment de ma carrière ou je suis encore considéré comme un artiste émergent mais qu'on me propose déjà des expositions rétrospectives. Il y aura quelques pièces du Panthéon qui seront réinstallées, notamment des pièces textiles, mais j'ai encore pas mal de productions à réaliser.
JD : Il y en a dans l'atelier ?
RB : Effectivement ces costumes-là seront dans le display. On va créer quelques nouveaux costumes mais il y aura aussi des peintures empruntées à des collectionneurs privés.
JD : Une vraie rétrospective… Est-ce qu’il y a des artistes qui t'inspirent, dont tu aimerais partager le travail ?
RB : Je regarde beaucoup la peinture abstraite, ce qui surprend souvent les gens car mon travail est surtout figuratif. Je pense à un artiste afro-américain qui s'appelle Sam Gilliam qui fait des très grandes pièces textiles avec de la peinture complètement abstraite, il joue sur la théâtralité du textile, de ses plis et de sa présence.
JD : Tu l'as découvert comment ?
RB : Je l'ai découvert aux Etats-Unis parce que son travail n'est pas très diffusé en France. Il y a des artistes collagistes comme Romare Bearden ou Jacob Lawrence qui ne sont presque pas connus ici, mais qui comptent beaucoup pour moi car ils sont justement dans cette pratique du collage, dans l'édition. Romare Bearden est un artiste que j'adore, son travail est très poétique. Il regarde beaucoup l'histoire de la peinture aussi, il y a à la fois de la photo, des choses en dilution à l'encre, c'est très onirique.
Courtesy de l'artiste
et de Mariane Ibrahim Chicago, Paris et Mexico City.